LE FUTUR DES INFRASTRUCTURES DE TRANSPORT DÉCARBONÉES : LE BÉTON NOUVEAU SUPPORT ÉNERGÉTIQUE
Echanges avec les quatre lauréats de l’édition 2022 du concours : Flavie Bonhomme, Clémence Charron, Matthieu Langlade et Marie Martel.
Le domaine des transports, de passagers comme de marchandises, est profondément indissociable de nos modes de vie, car conditionne le travail, la consommation et les loisirs.
Dans le contexte actuel, pour lutter contre le changement climatique et protéger l’environnement, la civilisation se doit d’opérer une transition vers un monde décarboné. Dans cette démarche, les transports se présentent comme un enjeu majeur.
Nicolas Luttringer : Quelle a été votre approche pour répondre au thème du concours ?
Flavie Bonhomme : La conclusion générale du sixième rapport émis par le GIEC est la suivante : il est aujourd’hui impossible, en raison des enjeux de coûts, délais, infrastructures et fonctionnement social, de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C en 2050. Bien que les experts estiment que cette limite
sera quoiqu’il arrive franchie, ils annoncent également qu’il est encore possible de se maintenir sous le seuil de +2,0°C. Les conséquences seraient alors irréversibles mais limitées sur les activités humaines. Toutefois, le maintien sous la limite de +2,0°C n’est garanti qu’à la condition de mise en place de politiques précises, concernant tous les domaines d’activités de l’humanité.
Clémence Charron : L’objectif de réduction des gaz à effet de serre s’accompagne de missions complémentaires : protéger l’environnement existant et sa biodiversité, lutter contre la pauvreté et les inégalités sociales, maintenir et augmenter le confort de vie des populations humaines. Enfin, les mesures prises doivent également anticiper les futures conséquences du réchauffement : disparition d’habitats naturels, hausse du niveau des eaux, épisodes climatiques tels que sécheresses et inondations, pollution de l’air, des sols et de l’eau…
NL : Le rapport du GIEC aborde spécifiquement le thème des transports je crois ?
Matthieu Langlade : En effet le dixième chapitre du rapport du GIEC est entièrement consacré à la question des transports. Il dresse une analyse multicritère de l’état actuel des modes de déplacement, évalue leur impact sur l’environnement et leurs émissions de carbone et propose des alternatives pour chacun d’entre eux.
Ainsi, les enjeux liés au futur des transports décarbonés sont nombreux, interconnectés et multiscalaires. Le rapport classe donc par catégories les différents critères selon lesquels il évalue par la suite les alternatives de transport possibles : A ces critères s’ajoute la résilience des futurs transports face aux conséquences inévitables du changement climatique : comment les infrastructures s’adapteront aux évènements météorologiques ?
Marie Martel : En effet, la hausse des températures impacte les ouvrages électriques mais également les enrobés des routes, les vents violents endommagent les structures flexibles, les inondations menacent les liaisons terrestres et souterraines, la hausse du niveau des eaux met en péril les infrastructures portuaires. Les alternatives aux transports d’aujourd’hui doivent donc intégrer dès leur conception des stratégies d’adaptation afin d’être durables et pérennes.
FB : Après avoir analysé différentes alternatives, en fonction de l’avancement des recherches sur les nouvelles technologies et de l’adaptabilité des infrastructures existantes pour recevoir ces nouveaux transports, le rapport dresse la conclusion suivante :
- La meilleure alternative envisagée pour les transports terrestres, de passagers comme de marchandises, est l’usage d’énergie électrique. L’électricité doit toutefois être produite par des filières décarbonées. De plus, la technologie des batteries doit être améliorée afin de limiter la consommation en matériaux pour la construction des véhicules (minerais et terres rares).
- De manière générale, tous les transports doivent augmenter leur efficacité de fonctionnement afin de réduire la demande globale
- La multimodalité doit être généralisée : il s’agit de proposer plusieurs modes de transports pour un même trajet, afin de progressivement inscrire dans les comportements sociaux l’usage des transports décarbonés. Pour cela, les transports publics doivent gagner en efficacité (coût/durée/accessibilité) et prendre une part plus importante que les véhicules individuels.
ML : Enfin, nous nous intéressons au huitième chapitre du rapport du GIEC, qui concerne l’urbanisation. En effet, la forme, la taille et la densité des villes, qui regroupent aujourd’hui plus de la moitié de la population mondiale, sont autant de facteurs impactant sur le coût et la durée des transports.
Les villes sont des lieux présentant de fortes connexions entre les divers secteurs de l’activité humaine. On trouve notamment deux secteurs transversaux à l’urbanisation : l’énergie et les transports. Ces deux éléments déterminent le maillage du tissu urbain. La forme de la ville, qui dépend d’abord de la géographie, est aussi induite par le réseau de transports qui la parcourt. Ce dernier forme une trame qui doit tenir compte des autres réseaux d’infrastructures participant au fonctionnement de la ville : eaux, déchets, télécommunication, énergie… Mais le tracé des transports dépend également des systèmes économiques et
sociaux, de la culture des habitants : quels sont les trajets quotidiens, les zones d’attractivité, la proximité des habitants avec leur lieux de travail et de loisirs.
NL : Au regard de ces éléments, à quel mode de transport avez-vous choisi de vous intéresser ?
CC : Suite à cet inventaire des alternatives possibles aux transports actuels, nous nous intéressons plus en détail aux conclusions du rapport portant sur le transport ferroviaire. Ce dernier dit en effet que le train est actuellement la meilleure alternative au sein des transports terrestres, pour les raisons suivantes :
- L’Europe, l’Asie du Sud- Est et l’Amérique du Nord sont déjà en grande partie équipées d’infrastructures ferroviaires en état de fonctionnement.
- Les trains fonctionnent à l’électricité, distribuée le plus souvent par des caténaires. L’impact écologique des trains dépend alors de la filière de production d’électricité: ci celle-ci bascule progressivement vers des sources renouvelables, le transport sera décarboné.
- Le transport ferroviaire est adapté aux passagers comme aux marchandises.
- Il peut couvrir à la fois un service urbain (tramways, métros) et un service sur de longues distances.
- Même à seulement 20% d’occupation, les bus et trains représentent des émissions de gaz à effet de serre inférieures à l’équivalent de personnes se déplaçant en voitures. Un réseau de bus électriques présente par ailleurs un excellent moyen d’instaurer la multimodalité depuis les gares ferroviaires.
- Même à moins de 10% d’occupation, les trains présentent un coût total pour la société
(production, entretien, énergie) inférieur à l’équivalent de personnes en voitures. Le transport de passagers continuera d’augmenter jusqu’en 2050, particulièrement dans les pays développés. Le rail se présente alors comme l’alternative la plus décarbonée dans ces zones, suivi par les bus. L’existence des infrastructures limite le nombre d’investissements nécessaires, tandis que la transition des filières de production électrique diminue encore les émissions dues au transport ferroviaire.
MM : Le transport de marchandises par rail a considérablement diminué depuis le XXe siècle, au profit du transport routier. Une revalorisation du fret ferroviaire permettrait la multimodalité terrestre pour les marchandises, allégeant les émissions dues aux poids lourds. Pour cela les anciennes gares et infrastructures dédiées à cette filière doivent être réhabilitées.
NL : Dans le cadre d’un besoin urgent d’une infrastructure de transport satisfaisant de tels critères de durabilité et d’efficacité, en quoi la robustesse et la massivité du béton sont-elles un atout ? Comment le caractère facile à produire et universel de ce matériau peuvent permettre le développement d’une infrastructure à grande échelle ?
FB : Le béton, matériau à la fois ancien et moderne, occupe une position ambivalente, à la croisée de deux catégories : celle des matériaux rudimentaires et massifs de la maçonnerie, et celle des matériaux high tech aux hautes performances structurelles. C’est précisément cette ambivalence qui lui permet de répondre à un cahier des charges aussi complexe que celui d’une infrastructure décarbonée à large échelle.
ML : Nous proposons un principe d’infrastructure linéaire et continue, aux objectifs multiples :
- Lier sur de grandes distances les pôles urbains les plus attractifs.
- Permettre la multimodalité sur de petites distances en zone urbaine.
- Assurer le transport de passagers comme de marchandises.
- Garantir l’intégrité des territoires traversés : offrir un franchissement transversal de l’infrastructure linéaire, pour les hommes et la biodiversité.
L’infrastructure est pensée pour accompagner de façon durable le développement des activités humaines. Son mode constructif doit être rationnel, lui permettant de se développer rapidement dans les zones en voie
de développement, mais également adaptable, afin d’améliorer les infrastructures ferroviaires existantes dans les pays développés. L’entretien, la qualité et l’efficience du service doivent lui permettre de se substituer aux transports individuels sur les grandes distances.
MM : On imagine donc une infrastructure au fonctionnement autonome :
- Elle produit elle-même l’énergie nécessaire à son fonctionnement
- Elle accueille, laisse passer et préserve la biodiversité
- Elle accueille et laisse passer d’autres modes de transports multimodaux
- Elle assure sa durabilité par un entretien facilité et une adaptabilité aux évènement climatiques.
NL : Une telle infrastructure est-elle capable de produire et de stocker sa propre énergie en assurant la continuité des échanges à l’échelle continentale ?
MM : L’ouvrage répond dans sa conception même à ces deux objectifs :
- Produire l’énergie nécessaire au fonctionnement du train et de ses équipements
- Stocker l’énergie pour pallier les variations de production
L’ouvrage, par sa dimension exceptionnelle, traverse différents territoires. Dans chacun d’entre eux, il met à profit les spécificités naturelles pour produire de l’énergie électrique renouvelable.
CC : Dans tous les cas, les zones de production d’énergie sont attenantes ou incluses dans l’infrastructure linéaire, afin de réduire l’emprise totale du système sur le territoire. Dans les zones urbaines, pour effectuer des trajets de courte distance, on imagine une vitesse réduite du train, et donc une consommation plus faible d’énergie. L’alimentation peut alors s’effectuer par des mini centrales à biomasse, procédant par la
transformation des déchets organiques en gaz via l’usage de micro-organismes. Ce procédé présente le double avantage de valoriser les déchets issus l’urbanisation. La faible vitesse permet la cohabitation avec d’autres mobilités douces, à l’image d’un tramway. Dans les territoires ruraux, fluviaux, maritimes et dans les régions inhabitées, on imagine un train de forte capacité, à double fonction : fret et passagers, se déplaçant à très grande vitesse.
FB : L’objectif est ici de concurrencer les transport aériens et navigables à échelle nationale et continentale. Un tel dessein nécessite dès lors une quantité d’énergie plus élevée, bien que le système de d’alimentation électrique reste le même. On s’appuie pour cela sur des sources d’énergie à plus haut rendement : éoliennes, usines marémotrices, barrages hydroélectriques, champs de panneaux photovoltaïques. Les turbines sont incorporées aux ouvrages de franchissement : pour chaque ouvrage d’art nécessaire sur le trajet de la ligne, on produit autant d’électricité nécessaire pour alimenter le train jusqu’au prochain ouvrage.
L’énergie ainsi produite est ensuite transmise à un super condensateur. Cette technologie, encore assez récente, est promise à un important développement, puisqu’elle apporte une alternative intéressante à l’usage des batteries, problématiques en raison de leur poids et des métaux lourds qu’elles nécessitent.
Le super-condensateur est un système permettant à la fois de stocker l’énergie et de la transmettre, et supportant mieux les cycles de charge-décharge que des batteries. Cela permet de se passer de l’usage de caténaires et de réseau aérien, plus sensible aux intempéries et nécessitant une maintenance régulière. Un super condensateur est constitué de deux platines dont les faces intérieures sont recouvertes de charbon actif, reliées à un générateur lorsqu’il est en charge ou à un consommateur lorsqu’il est en décharge. Entre
ces deux platines se trouve une solution conductrice ionisée.
CC : Ce système permet d’utiliser seulement l’énergie nécessaire au mouvement du train. Le super condensateur alimente donc un câble sous tension, lequel transmet son énergie à un patin qui alimente à son tour le train. La mise sous-tension du câble ne s’active que lors du passage du train, ce qui garantit la sécurité des usagers si la circulation est également piétonne. Cela est permis par des frotteurs situés sous le train, qui activent le patin au moment du passage. Le système du patin transmetteur de courant est actuellement utilisé (à faible vitesse) dans les métros et l’utilisation des supers-conducteurs se développe pour de nombreux réseaux de tramways. Ces technologies, en raison de l’importance que prend l’énergie électrique et son efficacité dans l’alimentation des transports, sont appelées à connaître des avancées importantes.
ML : L’infrastructure linéaire est conçue avec porosité : l’objectif est d’éviter la rupture des territoires traversés, en laissant possible le passage des éléments. Cette porosité est multiple :
- Passage des hommes par des transports multimodaux : marche, vélo, véhicules individuels, lignes ferroviaires existantes, navires. La sécurité nécessite des dispositifs de retenue adéquats au niveau des
passages, des dispositifs antibruit à proximité des LGV. - Passage de l’eau : cours d’eau de surface et souterrains, préservation des sols, franchissements surmaritimes, production d’énergie hydraulique et marémotrice
- Passage de l’air : limitation des îlots de chaleur, production d’énergie éolienne
- Passage de la biodiversité : terrestre, infra-terrestre, aviaire.
- Maintenir la continuité des trames vertes et bleues.
FB : Cependant, la notion de porosité ne s’arrête pas qu’à la question du passage. Elle peut également être source de stockage. L’infrastructure devient alors multifonctionnelle, mêlant à son objectif principal des
usages subsidiaires :
- Accueil des hommes : édifices, équipements, habitats
- Stockage de l’eau : récupération des eaux pluviales, bassins de rétention en cas d’inondations.
Respecter le tracé des cours d’eau existants et intégrer de la végétation adaptée aux abords pour lutter contre l’érosion, éviter l’artificialisation des berges.
- Accueil de la végétation : Stockage de carbone, gestion de l’hygrométrie, filtration de la pollution de l’air. Système de fondations impactant au minimum les sols.
- Accueil de la faune : restauration d’habitats de différents types pour les espèces à préserver (nidification dans les ouvrages pour les oiseaux et chiroptères, récifs artificiels en milieu marin et au bord des cours d’eau pour les poissons, passages protégés et souterrains en milieu terrestre).
MM : Nos connaissances actuelles ne nous permettent malheureusement pas d’imaginer un béton qui transmettrait le courant électrique à une intensité suffisante pour alimenter un train. Cette possibilité poserait par ailleurs des questions importantes de contact avec l’environnement. Cependant, les blocs massifs qui constituent l’infrastructure accueillent des dispositifs de production électrique, que ce soient des hélices, des éoliennes, des centrales à biomasse ou des panneaux solaires, et le réseau qui permet de les connecter au train. En plus d’accueillir les fonctions énergétiques, les blocs de béton assurent les missions structurelles de portée, de transmission des charges au sol et de résistance aux sollicitations d’une infrastructure normale, et ce en correspondance avec les objectifs d’autonomie, de simplicité, de robustesse et de massivité énoncés.
ML : Ainsi, la forme de ces blocs répond le plus simplement possible aux sollicitations auxquelles ils sont soumis : un tablier suffisamment épais pour reprendre les charges de flexion, des arches pour reprendre les efforts verticaux, et des arches inversées pour répartir de la manière la plus homogène et répartie possible ces charges au sol. Une telle efficacité de la forme permettrait, idéalement, de ne pas armer le béton, ou seulement en des endroits critiques. On sait que l’acier confère au béton armé ses caractéristiques structurelles si exceptionnelles, mais il est aussi un important facteur de dégradation du matériau, notamment en raison de sa corrosion, l’état actuel du parc d’ouvrages d’art en béton armé
dégradé le prouve assez. CC : Il convient donc de trouver l’équilibre juste entre performance et
durabilité.
Les charges spécifiques auxquelles sont soumis les ouvrages d’arts spécifiques, en raison de
la vitesse des trains (efforts horizontaux, vibrations) posent des problèmes particuliers. La liaison des blocs de béton entre eux, permettrait, à nouveau au moyen de la géométrie, de reprendre ces efforts horizontaux. afin de permettre la liaison électrique avec l’infrastructure, le ballast ou son équivalent ne serait pas situé sous les rails, mais en-dessous des blocs de béton.
Chaque bloc de béton serait coulé sur place en position horizontale, puis levé. Leur dimension impliquerait des quantités importantes de matière, mais cette matière serait issue du site même. A l’instar des projets d’aménagement du territoire de sociétés à faible énergie, comme les travaux de fortification ou de terrassement du XVIIe siècle, l’infrastructure se confondrait, structurellement, visuellement et chimiquement, avec le site dans lequel elle s’installe. La conception et la construction de l’infrastructure de
transport de demain est un ouvrage bien difficile qui nous attend. Les contraintes auxquelles nous devons faire face, d’ordre énergétique presque davantage que d’ordre structurel, à concilier avec les grandes distances du transport contemporain, sont des défis nouveaux. Espérons que les trains à grande vitesse du futur rouleront à 1000 km/h sur nos ouvrages d’art autonomes, robustes et énergétiques.